IX

Bob Morane avait été entraîné pendant de longues minutes par le courant impétueux chassant l’eau à travers les collecteurs. Il n’essayait pas de nager, bornant ses efforts à se maintenir à la surface et à éviter les chocs contre les parois. Plusieurs fois déjà, il avait heurté ces dernières, mais heureusement sans se faire grand mal. D’ailleurs, le trajet des canaux souterrains était en général rectiligne, ce qui limitait les risques d’impacts trop brutaux. Seuls, de temps à autre, une de ses épaules, un de ses bras ou une de ses hanches raclaient assez violemment la paroi. À chaque instant, il craignait que sa tête ne portât et qu’assommé, il ne coulât dans l’onde poisseuse et fétide.

Une telle crainte se révéla vaine, car l’averse, au-dehors, ayant cessé, la fureur du courant se calma rapidement. Bob put alors tenter de s’orienter dans ces ténèbres épaisses, terrifiantes, où il se débattait. Tout en continuant à se maintenir d’une main à la surface, de l’autre il tâtait la paroi, tandis que le courant continuait à l’emporter, mais à une vitesse beaucoup moindre cependant que tantôt.

À nouveau, de longues minutes s’écoulèrent. Et, soudain, sa main toucha un corps métallique auquel elle s’agrippa. Bientôt, Morane reconnut qu’il s’agissait d’un échelon de fer scellé à la muraille. Son autre main découvrit, un peu plus haut, un second échelon en tout point semblable au premier. Plus haut encore, il y en avait un troisième. Bob put ainsi s’élever d’un mètre cinquante environ le long de la paroi, jusqu’à ce qu’il basculât en avant, sur une surface de ciment plane et sèche, où il demeura étendu à plat ventre, haletant et épuisé, tout le corps secoué de brèves nausées.

Quand il eut recouvré une partie de ses forces, Morane se releva et entreprit d’explorer son refuge. Il se rendit bientôt compte qu’il avait pris pied sur une corniche large d’un mètre cinquante environ et qui longeait le canal souterrain. En levant le bras, il toucha un faisceau de fils, de tubes et de tuyaux courant le long de la voûte, et il comprit qu’il s’agissait là des câbles téléphoniques et télégraphiques, des tubes pneumatiques, des conduites d’air comprimé et des canalisations d’eau desservant la capitale.

— Il n’y a pas de doute, soliloqua Morane d’une voix satisfaite. Je me trouve dans un collecteur principal. Je ne crois pas me tromper en affirmant que ma délivrance est proche…

Précautionneusement, tâtant à chaque pas le sol de la pointe du pied, frôlant la muraille de la main, il se mit à longer la corniche. Il allait très lentement, et il lui fallut près d’un quart d’heure de progression aveugle avant de toucher une barre d’acier verticale, qui se révéla être l’un des montants d’une échelle. Sur une distance de dix mètres environ, Bob s’éleva le long de cette échelle, jusqu’à ce que sa main, tâtonnant au-dessus de lui, toucha une surface dure, dans laquelle il reconnut une plaque métallique.

Cette fois, Bob comprit que son calvaire touchait à sa fin. Baissant la tête, il appuya les épaules à la plaque et poussa. La plaque se souleva et il n’eut qu’à la faire glisser de côté. Quelques secondes plus tard, il prenait pied à l’air libre, dans une rue où circulaient de rares passants qui, le prenant sans doute pour un employé de voirie, ne prêtèrent nulle attention à lui.

Après avoir replacé la plaque, Morane s’orienta rapidement. Comme il connaissait bien Paris, où il était né, il ne tarda pas à reconnaître qu’il se trouvait quelque part du côté des Halles, et il se dirigea vers un endroit où il savait trouver un stationnement de taxis. Deux voitures y étaient à l’arrêt. Bob s’approcha de la première et s’adressa au chauffeur installé au volant :

— Pouvez-vous me conduire quai Voltaire ? Le taximan hocha la tête.

— Bien sûr que je puis vous y conduire. C’est mon métier de conduire les gens là où ils le désirent…

Il fronça les narines et inspira bruyamment, pour dire encore :

— Mais d’où sortez-vous donc ? On ne peut pas dire que vous sentez le jasmin…

Bob se mit à rire.

— Je suis chimiste, expliqua-t-il, et mon laboratoire travaille à la composition d’un nouveau parfum :

Bouche d’Égout. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Toutes les élégantes s’en serviront la saison prochaine…

Et, sans laisser le temps au chauffeur de s’étonner, il continua :

— Soyez sans crainte. Je vous donnerai un assez gros pourboire pour que vous puissiez désinfecter votre taxi… En route !…

Tout en parlant, Morane avait grimpé à bord de la voiture et claqué la portière derrière lui. Le taximan haussa les épaules et démarra, prouvant ainsi qu’il était plus sensible à l’appât du gain qu’aux odeurs, qu’elles fussent bonnes ou mauvaises.

 

*

**

 

Quand Morane pénétra dans son appartement, il fut aussitôt assailli par une sorte d’ouragan dont le centre était formé par une masse tournoyante de cheveux rouges. Des mots jaillissaient, en désordre.

— Commandant !… Vous !… Vivant !… Je savais qu’IL ne vous aurait pas !… Je le leur ai dit… Je le leur ai dit… Je le savais !… Je le savais !…

Bob s’arracha à l’allégresse envahissante de son ami Bill Ballantine.

— Calme-toi, Bill… Calme-toi… Comme tu le vois, je suis toujours vivant, et il n’y a rien d’extraordinaire à cela. À ma connaissance, ce n’est pas la première fois, il s’en faut de beaucoup, que je me tire d’une situation critique. Pas la peine donc d’en faire tout un plat…

Comme l’avait fait tout à l’heure le chauffeur de taxi, l’Ecossais fronça les narines et inspira à plusieurs reprises, à la façon d’un chien de chasse flairant une piste.

— Il n’y a peut-être aucune raison d’en faire tout un plat, commandant, dit-il. Mais, ce dont je m’inquiète, c’est de savoir où vous êtes allé chercher cette odeur. Vous sentez aussi mauvais que toute une équipe d’égoutiers…

— Une équipe d’égoutiers, fit Bob avec un sourire. Jamais comparaison ne m’a paru plus vraie…

Rapidement, il relata à son ami les aventures qui lui étaient survenues au cours de la soirée. Quand il eut terminé, Bill fit la grimace.

— Ainsi, constata-t-il, l’Ombre Jaune est revenue. Elle nous a bernés sur toute la ligne. Quand j’y pense, tout a été trop facile, là-bas, dans les carrières de Dunwick. Ming était seul, sans défense, quand nous sommes parvenus jusqu’à lui. Or, il n’est pas homme à se laisser prendre ainsi au dépourvu. Nous aurions dû nous méfier…

Le géant se tut, pour reprendre presque aussitôt :

— Une drôle d’aventure que vous avez vécue là, commandant ! Se faire poursuivre, sous le sol de Paris, par des pygmées des îles Andaman ! Avouez que c’est là une situation qui ne manque pas de sel.

— Crois-moi, Bill, je n’y ai rien trouvé de bien drôle…

— Je l’imagine aisément. Mais, commandant, mais pourquoi êtes-vous allé, seul, vous fourrer dans ce guêpier ?

— Cela ne serait pas arrivé si tu étais accouru dès la réception de mon télégramme, jeta Morane avec une pointe de mauvaise humeur. Je t’ai attendu le plus longtemps possible. Ensuite, ne te voyant pas venir, j’ai décidé d’agir seul, pour atteindre Ming avant qu’il ne s’envole pour l’Egypte.

— Je me suis arrêté à Londres, expliqua l’Ecossais, afin d’y rencontrer Sir Archibald…

— C’était inutile, Bill, car je l’avais prévenu déjà par téléphone.

— Je ne pouvais le deviner… Sir Archibald m’a d’ailleurs accompagné à Paris, où il s’est mis aussitôt en relation avec la police française. En arrivant ici, voilà deux heures, j’ai trouvé votre message. Vous y indiquiez avec précision l’endroit où vous vous étiez rendu, et les policiers sont allés aussitôt cerner le quartier pour y effectuer une rafle de grande envergure. Comme vous me recommandiez de vous attendre ici, je suis demeuré, persuadé qu’une fois encore vous alliez réussir à vous tirer d’affaire. Je ne vous cache pas cependant que je commençais à trouver le temps long…

Une fébrilité soudaine s’empara de Morane. Il se dirigea vers la salle de bains, en criant :

— Nous allons nous rendre sans retard dans le quartier du Temple. Le temps de faire un peu de toilette !… Peut-être la police a-t-elle réussi à prendre Ming dans ses filets…

 

La revanche de l'Ombre Jaune
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